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Cambodge

27 janvier 2004

17 avril 1975 - j'ai 23 ans à Phnom Penh -

17 avril 1975 -  j'ai 23 ans à Phnom Penh - Cambodge

Déjà raconté de nombreuses fois par les médias ou par bon nombre de rescapés de cette folie meurtrière qui est toujours présente dans la mémoire des Cambodgiens, je veux essayer, après une absence de 25 ans et en tenant compte des trous de mémoire et des blessures jamais refermées de vous présenter le récit d?une mémoire du 17 avril 1975, une journée à Phnom Penh au Cambodge au cours de laquelle des millions d?enfants et d?adultes innocents cambodgiens furent exécutés.

Ce récit est également l?histoire d?un pari sur l?avenir ; un pari qui veut que " demain ne signifie pas rien " pour ces milliers d?enfants issus de 25 ans de guerre ; enfants qui sur une décharge (classée comme la pire au monde) cherchent de quoi survivre. Voir site : www.avenir-soleil.asso.fr

Je crois que le génocide des Khmers Rouges est trop oublié ? Le Cambodge est loin? en Asie ? pays peu connu ? peu rassurant? ce péril jaune des années 60/70 !

Y a t il une sélection des génocides ?

En pleine guerre du Vietnam, on bombarde de millier de tonnes de mines anti-personnelles le Cambodge pour détruire des bases nord-viêtnamiennes ? personne n?en parle ? pendant ce temps, tranquillement un groupe communiste, les Khmers Rouges avec à sa tête Pol Pot assujettit les paysans dans les campagnes par la guérilla et l?endoctrinement.

Plus d'hôpitaux ? plus d'écoles ? plus de monastères. Ils assassinent médecins, professeurs, artistes, personnes qui ont suivi des études ou qui paraissent intellectuels, personnes portant lunettes, ceux qui parlent une langue étrangère, les hommes portant cheveux longs ou barbes.

Le 17 avril 1975, les Khmers rouges déclarent " l?année zéro ". Ils programment la purge de toutes les villes en créant des camps de torture et travaux forcés pour les citadins déportés.

Seul le travail dans les rizières a de la valeur (le non-entretien et l?absence de technicité des réseaux d?irrigation feront que ces mêmes rizières seront en partie détruites). Les Khmers Rouges veulent nettoyer la société cambodgienne de l?ancien régime.

Les enfants seront contraints par la violence, la famine à dénoncer leur famille avant d?être converti en effroyable appareil de propagande et de violence.

17 avril les Khmers Rouges entrent par le nord dans la capitale. Ils passent devant l?ambassade de France (tandis que les intellectuels de tous bords applaudissent cette victoire dans les salons parisiens ?) ?.

Pour fuir nous prenons la rue Monivong, la rue principale qui nous enmmenera vers le sud - Nous roulons à peine à 5km/heure - Ils sont des milliers à pieds, en vélos, cyclo-pousse, voitures, charrettes, brouettes bref tout ce qui peut rouler et qui n?a pas encore été réquisitionnés- Dans un tumulte infernal il y a des hurlements ? on veut retrouver des membres de la famille qui ont disparus ? De nombreux enfants seuls sanglotent ou crient ? Il y a quelques barrages - Par haut-parleurs les Khmers rouges font savoir qu?il faut quitter la ville - Sur le bord de la route, des soldats de l?ancien régime encore habillés du vêtement militaire sont devenus cadavres, sur leur corps les traces de mitraillage ou de torture ? Dans la voiture nous avons réussi à faire monter quatre enfants en bas âges dont les parents ont disparus et un couple qui serre précieusement une bouilloire pour le riz et un petit sac de riz ?

En haut de Monivong, au carrefour qui nous emmène vers le pont, il y a un énorme barrage. C?est un contrôle. Tep pense que nous n?aurons pas de soucis car il a des papiers vietnamiens et que la voiture est immatriculée au Vietnam - les Khmers rouges laissent partir tous les vietnamiens, enfin c?est ce qu?ils disent. Il nous faut cacher les enfants. Le couple préfère tenter de passer à pied ? l?homme interpelle une moto où sont entassé sur une remorque en bois pêle-mêle bagages et adultes - Avec la femme ils grimpent sur des gros sacs - les Khmers rouges font descendre les gens des camionnettes et des motos ? ils gardent les engins pour eux ? Je vois le couple disparaître avec des soldats qui les encadrent?. Probablement vont-ils les fusiller ? ils ne ressemblaient pas à des paysans !

Nous sommes sur le barrage, ils ont vu les enfants, ils veulent qu?ils descendent, Tep tente de discuter, un des soldats brandit son pistolet sur ma tempe tandis qu?un autre met son AK47 sur le front de Tep , nous devons obéir pour sauver notre peau - Nous faisons descendre les enfants - Nous pouvons repartir ? Il est environ 17 heures ? C?est le premier gros obstacle et surtout la première vraie blessure, l?abandon de ces enfants ! ? ( lors de ma marche* c?est à eux et à d?autres que j?ai pensé ? j?avais comme une honte, un sentiment de colère envers moi-même pour avoir laissé ces enfants qui sont morts dans l?innocence, qui sont devenus orphelins et que j?ai abandonné pour sauver ma peau)

Nous traversons le pont ? Nous passons devant le bâtiment de la banque de l?Extrême Orient (extrême orient deux mots qui ont de la magie - Deux mots qui ont fait prendre vie et réalité à mon rêve de jeunesse ? de liberté ?).

Nous sortons de Phnom Penh .

Sur la route faite de trous et de sable, nous roulons à très faible allure ? L?air est moite et chaud ?Les vitres sont ouvertes - La poussière de sable me pique les yeux, pas facile pour conduire ? Les gens que je croise sont épuisés, effrayés, terrorisés - Pas possible de tout se rappeler durant cette journée du 17 avril car nous sommes pris dans un tel tourbillon de terreur et de folie ?

250 kms qu?il nous faut faire pour rejoindre Saigon. ? 250kms dans des nuages de poussière - 250kms au milieu d?une foule qui errent sans but jusqu?à épuisement ? Certains vont certainement rejoindre leur village d?origine ? un premier barrage, on à peine fait 10kms ? - une caisse, des soldats ? des morts dans les bas côtés ? toujours la foule des fuyards?

Sur cette route, je repense aux paroles de mon père lorcequ?il me parlait de la guerre de quarante et de l?exode - Je regrette de l?avoir si souvent rabroué - Je comprends ses blessures -

Autour de la voiture, je vois des enfants, des femmes, des hommes, des adolescents exténués, accablés n?ayant qu?une idée : fuir? et puis il y a ces corps dont certains sont mutilés jusqu?à l?extrême au point que les visages ne sont plus qu?une infâme bouillie sanguinolente parcequ?ils ont été frappés jusqu?à la mort.

Plus nous avançons en kilomètres plus l?épuisement est visible  -

Après le passage du pont, nous avons repris des passagers - Une maman avec un petit qui a 5ans et une valise fermée par des ficelles ? Tep, lors de l?altercation au barrage, avait entendu cette femme expliquer qu?elle voulait rejoindre son mari et sa famille, des paysans, vers Moc Bai, ville frontière du Vietnam ? Tep m?a demandé de l?attendre ?

Rassurée, elle nous confie que son mari qui n?avait pas voulu quitter leur logement a été achevé à coups de crosse sur le crâne devant elle, quant à son grand fils âgé de 7 ans ils l?ont emmené de force - Il y a avec elle la fille de sa s?ur, une gamine de 9ans qui malgré l?horreur de la situation nous offre son sourire pour nous remercier. Sa s?ur et son mari on fuit le matin de bonne heure sans rien emporter. Ils lui ont confié leur seul enfant. Ils travaillaient pour l?ancien régime de Lon Nol - Elle veut aller à Moc Bai chez une tante et un oncle qui sont des paysans. Elle ignore s?ils sont encore vivants. C?est pourquoi nous lui avons proposé de venir avec nous ? Tep traduit ? Jacques prépare des galettes avec du riz que nous avions cuit avant de fuir et les mélange avec du poisson séché ?

Sur le bord de la route, des adultes, des enfants sont assis trop fatigués pour continuer, résignés face à la mort certaine. Une détonation me fait faire un écart ? vu la faible vitesse il n?y a pas de danger. Un homme vient de faire exploser une grenade avec un enfant ? le désespoir?

Trop de corps inertes me rendent presque paisible? Je ne réalise plus ? La violence à un tel degré vous détache du réel?

Dans la voiture nous sommes des privilégiés qui pensons ? on ne sait plus à quoi ? peut être que l?on ne pense plus d?ailleurs.

La vision de ces corps suicidés ? ces corps atrocement mutilés ? ces malades dont certains sont poussés sur des simples chaises roulantes ? Tous ces enfants qui pleurent des larmes sèches  ? jusqu?où ? ? Il paraît, je ne l?ai pas vu, qu?ils ouvrent le ventre pour savoir si les gens mentent quand ils sont accusés de vol de riz et qu?ils nient ?

Que pouvions nous faire ? nous étions au centre de l?absurde ? de l?incompréhensible.

Deux jours que nous avons quitté Phnom Penh et encore une vingtaine de kilomètres pour arriver à la frontière. Nous avons pu dormir, enfin nous reposer le long de la route.

Seul l?énergie de vivre me motive ? Les paroles de mon père : ta vie, c?est toi qui la choisie ?

Les paysages ? comment les voir ? et pourtant ils sont beaux dans cette détresse ? patchwork de rizières, de marais, de digues en terre sur fond de palmiers ? quelques buffles flegmatiques ? Il n?y a plus d?enfant pour nous dire bonjour dans des éclats de joie comme je l?avais vu lors de mes précédents séjours.

Nous sommes couverts de poussière ocre. J?admire le courage de cette maman ? pas une fois elle ne s?est plainte ? elle console les enfants ? elle arrive à nous sourire ?comment être aussi belle dans une telle détresse ?

Nous arrivons vers la frontière ? quelques kilomètres à parcourir ? j?arrête la voiture ?la maman descend avec les enfants ? elle ne veut pas prendre sa valise ? elle nous demande si elle peut emporter le riz cuit qu?il nous reste et le poisson séché ?. Bien sûr ? Quelques mètres plus loin je comprends pourquoi ? Tep nous montre des guetteurs qui surveillent ? A cet endroit nombreux sont les gens de cet exode qui doivent abandonner tous leurs biens emportés et même les enfants qu?ils ne peuvent plus porter ? l?horreur continue !

Pour la première fois j?ai l?angoisse de ne pas réussir à rejoindre Saigon ?

C?est vrai que Les Khmers Rouges ont dit qu?ils laissent repartir les Vietnamiens ?

C?est vrai la voiture est immatriculée au Vietnam?

C?est vrai Tep a des papiers vietnamiens ?

C?est vrai Jacques et moi on porte des Tee Shirt avec marqué " us go home " ? Je ne sais même plus comment nous les avons récupéré ?

Nous sommes stoppés ? La valise, on a gardé la valise ? que contient-elle ? ? Les guetteurs ouvrent nos sacs ? pas grand chose, jeans, chemisette, baskets et notre petite réserve de nourriture? tout est jeté hors de la voiture ?

Tep ne parle qu?en vietnamien et avec des gestes ? surtout ne pas montrer qu?il peut être aussi cambodgien ? Jacques et moi nous nous exprimons qu?en français , surtout pas un mot d?anglais? La valise, pas de délicatesse pour l?ouvrir. Dedans quelques photos, des vêtements d?enfant, un petit sacs en toile jaune ? ils le déchirent ? deux bracelets en or, trois ou quatre bagues avec diamant et pierre bleu, un collier ? Ils posent des questions que je ne comprends pas ?

Je transpire tellement de peur que non tee-shirt avec la poussière de la terre, est devenu raide comme une armure ? Tep toujours en vietnamien et avec des gestes montre une photo ou se trouve, semble t il la dame et ses deux enfants ?. J?arrive à comprendre qu?il explique que c?est son épouse et ses enfants, qu?ils sont restés à Saigon?. Un mensonge pour nous sauver !

Pendant ce temps, Jacques a une idée lumineuse ? il descend de la voiture ?. aussitôt le canon d?une AK47 lui est plaqué dans le dos? par signe il fait savoir qu?il ne veut pas fuir ? il montre le capot de la 404 ? Sur le capot poussiéreux avec le doigt il dessine une faucille et un marteau puis montre son tee shirt ? le guetteur qui tient l?arme appelle le vérificateur de valise ?. Il lui montre le capot ?. Il nous font remonter sans nous rendre nos sacs et encore moins les bijoux ? ouf ?.

La fin de la journée nous a rattrapé ?. Nous sommes tous fatigués ? C?est l?énergie de vivre qui nous anime ? Le reste du riz et du poisson est dans les sacs que l?on a du abandonner ? Cela n?est pas grave ? On est sauvé ? La frontière ? on l?a passée ?

Le paysage ?. continuité du Cambodge ? rizière à perte de vue ? marais ?. maisons de bois sur pilotis ? nous sommes dans le delta du Mékong . Demain ce sera le 20 avril 1975 ? on dormira à Saigon qui n?est plus qu?à environ 80Kms ? en attendant il faut essayer de trouver à manger ? le prochain village est Go Dau dans une dizaine de kilométres ?

Un dernier regard sur le Cambodge !

Loin de moi l?idée que quelques semaines plus tard je referai cette même route dans le sens contraire pour fuir Saigon ?. que je traverserai Phnom Penh une ville devenu fantôme ? que la chance serait avec nous ?.

* Du 15/11/2003 au 20/12/2003 j'ai marché de Nice à Paris pour sensibiliser les 36 municipaloités traversées. Je vous en parlerai

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27 janvier 2004

Phnom Penh - 17 avril 1975 - j'ai 23 ans Déjà

Phnom Penh - 17 avril 1975 - j'ai 23 ans

Déjà raconté de nombreuses fois par les médias ou par bon nombre de rescapés de cette folie meurtrière qui est toujours présente dans la mémoire des Cambodgiens, je veux essayer, après une absence de 25 ans et en tenant compte des trous de mémoire et des blessures jamais refermées de vous présenter le récit d?une mémoire du 17 avril 1975, une journée à Phnom Penh au Cambodge au cours de laquelle des millions d?enfants et d?adultes innocents cambodgiens furent exécutés.

Ce récit est également l?histoire d?un pari sur l?avenir ; un pari qui veut que " demain ne signifie pas rien " pour ces milliers d?enfants issus de 25 ans de guerre ; enfants qui sur une décharge (classée comme la pire au monde) cherchent de quoi survivre. Voir site : www.avenir-soleil.asso.fr 

Je crois que le génocide des Khmers Rouges est trop oublié ? Le Cambodge est loin? en Asie ? pays peu connu ? peu rassurant? ce péril jaune des années 60/70 !

Y a t il une sélection des génocides ?

En pleine guerre du Vietnam, on bombarde de millier de tonnes de mines anti-personnelles le Cambodge pour détruire des bases nord-viêtnamiennes ? personne n?en parle ? pendant ce temps, tranquillement un groupe communiste, les Khmers Rouges avec à sa tête Pol Pot assujettit les paysans dans les campagnes par la guérilla et l?endoctrinement.

Plus d'hôpitaux ? plus d'écoles ? plus de monastères. Ils assassinent médecins, professeurs, artistes, personnes qui ont suivi des études ou qui paraissent intellectuels, personnes portant lunettes, ceux qui parlent une langue étrangère, les hommes portant cheveux longs ou barbes.

Le 17 avril 1975, les Khmers rouges déclarent " l?année zéro ". Ils programment la purge de toutes les villes en créant des camps de torture et travaux forcés pour les citadins déportés.

Seul le travail dans les rizières a de la valeur (le non-entretien et l?absence de technicité des réseaux d?irrigation feront que ces mêmes rizières seront en partie détruites). Les Khmers Rouges veulent nettoyer la société cambodgienne de l?ancien régime.

Les enfants seront contraints par la violence, la famine à dénoncer leur famille avant d?être converti en effroyable appareil de propagande et de violence.

17 avril les Khmers Rouges entrent par le nord dans la capitale. Ils passent devant l?ambassade de France (tandis que les intellectuels de tous bords applaudissent cette victoire dans les salons parisiens ?) ?.

Pour fuir nous prenons la rue Monivong, la rue principale qui nous enmmenera vers le sud - Nous roulons à peine à 5km/heure - Ils sont des milliers à pieds, en vélos, cyclo-pousse, voitures, charrettes, brouettes bref tout ce qui peut rouler et qui n?a pas encore été réquisitionnés- Dans un tumulte infernal il y a des hurlements ? on veut retrouver des membres de la famille qui ont disparus ? De nombreux enfants seuls sanglotent ou crient ? Il y a quelques barrages - Par haut-parleurs les Khmers rouges font savoir qu?il faut quitter la ville - Sur le bord de la route, des soldats de l?ancien régime encore habillés du vêtement militaire sont devenus cadavres, sur leur corps les traces de mitraillage ou de torture ? Dans la voiture nous avons réussi à faire monter quatre enfants en bas âges dont les parents ont disparus et un couple qui serre précieusement une bouilloire pour le riz et un petit sac de riz ?

En haut de Monivong, au carrefour qui nous emmène vers le pont, il y a un énorme barrage. C?est un contrôle. Tep pense que nous n?aurons pas de soucis car il a des papiers vietnamiens et que la voiture est immatriculée au Vietnam - les Khmers rouges laissent partir tous les vietnamiens, enfin c?est ce qu?ils disent. Il nous faut cacher les enfants. Le couple préfère tenter de passer à pied ? l?homme interpelle une moto où sont entassé sur une remorque en bois pêle-mêle bagages et adultes - Avec la femme ils grimpent sur des gros sacs - les Khmers rouges font descendre les gens des camionnettes et des motos ? ils gardent les engins pour eux ? Je vois le couple disparaître avec des soldats qui les encadrent?. Probablement vont-ils les fusiller ? ils ne ressemblaient pas à des paysans !

Nous sommes sur le barrage, ils ont vu les enfants, ils veulent qu?ils descendent, Tep tente de discuter, un des soldats brandit son pistolet sur ma tempe tandis qu?un autre met son AK47 sur le front de Tep , nous devons obéir pour sauver notre peau - Nous faisons descendre les enfants - Nous pouvons repartir ? Il est environ 17 heures ? C?est le premier gros obstacle et surtout la première vraie blessure, l?abandon de ces enfants ! ? ( lors de ma marche* c?est à eux et à d?autres que j?ai pensé ? j?avais comme une honte, un sentiment de colère envers moi-même pour avoir laissé ces enfants qui sont morts dans l?innocence, qui sont devenus orphelins et que j?ai abandonné pour sauver ma peau)

Nous traversons le pont ? Nous passons devant le bâtiment de la banque de l?Extrême Orient (extrême orient deux mots qui ont de la magie - Deux mots qui ont fait prendre vie et réalité à mon rêve de jeunesse ? de liberté ?).

Nous sortons de Phnom Penh .

Sur la route faite de trous et de sable, nous roulons à très faible allure ? L?air est moite et chaud ?Les vitres sont ouvertes - La poussière de sable me pique les yeux, pas facile pour conduire ? Les gens que je croise sont épuisés, effrayés, terrorisés - Pas possible de tout se rappeler durant cette journée du 17 avril car nous sommes pris dans un tel tourbillon de terreur et de folie ?

250 kms qu?il nous faut faire pour rejoindre Saigon. ? 250kms dans des nuages de poussière - 250kms au milieu d?une foule qui errent sans but jusqu?à épuisement ? Certains vont certainement rejoindre leur village d?origine ? un premier barrage, on à peine fait 10kms ? - une caisse, des soldats ? des morts dans les bas côtés ? toujours la foule des fuyards?

Sur cette route, je repense aux paroles de mon père lorcequ?il me parlait de la guerre de quarante et de l?exode - Je regrette de l?avoir si souvent rabroué - Je comprends ses blessures -

Autour de la voiture, je vois des enfants, des femmes, des hommes, des adolescents exténués, accablés n?ayant qu?une idée : fuir? et puis il y a ces corps dont certains sont mutilés jusqu?à l?extrême au point que les visages ne sont plus qu?une infâme bouillie sanguinolente parcequ?ils ont été frappés jusqu?à la mort.

Plus nous avançons en kilomètres plus l?épuisement est visible  -

Après le passage du pont, nous avons repris des passagers - Une maman avec un petit qui a 5ans et une valise fermée par des ficelles ? Tep, lors de l?altercation au barrage, avait entendu cette femme expliquer qu?elle voulait rejoindre son mari et sa famille, des paysans, vers Moc Bai, ville frontière du Vietnam ? Tep m?a demandé de l?attendre ?

Rassurée, elle nous confie que son mari qui n?avait pas voulu quitter leur logement a été achevé à coups de crosse sur le crâne devant elle, quant à son grand fils âgé de 7 ans ils l?ont emmené de force - Il y a avec elle la fille de sa s?ur, une gamine de 9ans qui malgré l?horreur de la situation nous offre son sourire pour nous remercier. Sa s?ur et son mari on fuit le matin de bonne heure sans rien emporter. Ils lui ont confié leur seul enfant. Ils travaillaient pour l?ancien régime de Lon Nol - Elle veut aller à Moc Bai chez une tante et un oncle qui sont des paysans. Elle ignore s?ils sont encore vivants. C?est pourquoi nous lui avons proposé de venir avec nous ? Tep traduit ? Jacques prépare des galettes avec du riz que nous avions cuit avant de fuir et les mélange avec du poisson séché ?

Sur le bord de la route, des adultes, des enfants sont assis trop fatigués pour continuer, résignés face à la mort certaine. Une détonation me fait faire un écart ? vu la faible vitesse il n?y a pas de danger. Un homme vient de faire exploser une grenade avec un enfant ? le désespoir?

Trop de corps inertes me rendent presque paisible? Je ne réalise plus ? La violence à un tel degré vous détache du réel?

Dans la voiture nous sommes des privilégiés qui pensons ? on ne sait plus à quoi ? peut être que l?on ne pense plus d?ailleurs.

La vision de ces corps suicidés ? ces corps atrocement mutilés ? ces malades dont certains sont poussés sur des simples chaises roulantes ? Tous ces enfants qui pleurent des larmes sèches  ? jusqu?où ? ? Il paraît, je ne l?ai pas vu, qu?ils ouvrent le ventre pour savoir si les gens mentent quand ils sont accusés de vol de riz et qu?ils nient ?

Que pouvions nous faire ? nous étions au centre de l?absurde ? de l?incompréhensible.

Deux jours que nous avons quitté Phnom Penh et encore une vingtaine de kilomètres pour arriver à la frontière. Nous avons pu dormir, enfin nous reposer le long de la route.

Seul l?énergie de vivre me motive ? Les paroles de mon père : ta vie, c?est toi qui la choisie ?

Les paysages ? comment les voir ? et pourtant ils sont beaux dans cette détresse ? patchwork de rizières, de marais, de digues en terre sur fond de palmiers ? quelques buffles flegmatiques ? Il n?y a plus d?enfant pour nous dire bonjour dans des éclats de joie comme je l?avais vu lors de mes précédents séjours.

Nous sommes couverts de poussière ocre. J?admire le courage de cette maman ? pas une fois elle ne s?est plainte ? elle console les enfants ? elle arrive à nous sourire ?comment être aussi belle dans une telle détresse ?

Nous arrivons vers la frontière ? quelques kilomètres à parcourir ? j?arrête la voiture ?la maman descend avec les enfants ? elle ne veut pas prendre sa valise ? elle nous demande si elle peut emporter le riz cuit qu?il nous reste et le poisson séché ?. Bien sûr ? Quelques mètres plus loin je comprends pourquoi ? Tep nous montre des guetteurs qui surveillent ? A cet endroit nombreux sont les gens de cet exode qui doivent abandonner tous leurs biens emportés et même les enfants qu?ils ne peuvent plus porter ? l?horreur continue !

Pour la première fois j?ai l?angoisse de ne pas réussir à rejoindre Saigon ?

C?est vrai que Les Khmers Rouges ont dit qu?ils laissent repartir les Vietnamiens ?

C?est vrai la voiture est immatriculée au Vietnam?

C?est vrai Tep a des papiers vietnamiens ?

C?est vrai Jacques et moi on porte des Tee Shirt avec marqué " us go home " ? Je ne sais même plus comment nous les avons récupéré ?

Nous sommes stoppés ? La valise, on a gardé la valise ? que contient-elle ? ? Les guetteurs ouvrent nos sacs ? pas grand chose, jeans, chemisette, baskets et notre petite réserve de nourriture? tout est jeté hors de la voiture ?

Tep ne parle qu?en vietnamien et avec des gestes ? surtout ne pas montrer qu?il peut être aussi cambodgien ? Jacques et moi nous nous exprimons qu?en français , surtout pas un mot d?anglais? La valise, pas de délicatesse pour l?ouvrir. Dedans quelques photos, des vêtements d?enfant, un petit sacs en toile jaune ? ils le déchirent ? deux bracelets en or, trois ou quatre bagues avec diamant et pierre bleu, un collier ? Ils posent des questions que je ne comprends pas ?

Je transpire tellement de peur que non tee-shirt avec la poussière de la terre, est devenu raide comme une armure ? Tep toujours en vietnamien et avec des gestes montre une photo ou se trouve, semble t il la dame et ses deux enfants ?. J?arrive à comprendre qu?il explique que c?est son épouse et ses enfants, qu?ils sont restés à Saigon?. Un mensonge pour nous sauver !

Pendant ce temps, Jacques a une idée lumineuse ? il descend de la voiture ?. aussitôt le canon d?une AK47 lui est plaqué dans le dos? par signe il fait savoir qu?il ne veut pas fuir ? il montre le capot de la 404 ? Sur le capot poussiéreux avec le doigt il dessine une faucille et un marteau puis montre son tee shirt ? le guetteur qui tient l?arme appelle le vérificateur de valise ?. Il lui montre le capot ?. Il nous font remonter sans nous rendre nos sacs et encore moins les bijoux ? ouf ?.

La fin de la journée nous a rattrapé ?. Nous sommes tous fatigués ? C?est l?énergie de vivre qui nous anime ? Le reste du riz et du poisson est dans les sacs que l?on a du abandonner ? Cela n?est pas grave ? On est sauvé ? La frontière ? on l?a passée ?

Le paysage ?. continuité du Cambodge ? rizière à perte de vue ? marais ?. maisons de bois sur pilotis ? nous sommes dans le delta du Mékong . Demain ce sera le 20 avril 1975 ? on dormira à Saigon qui n?est plus qu?à environ 80Kms ? en attendant il faut essayer de trouver à manger ? le prochain village est Go Dau dans une dizaine de kilométres ?

Un dernier regard sur le Cambodge !

Loin de moi l?idée que quelques semaines plus tard je referai cette même route dans le sens contraire pour fuir Saigon ?. que je traverserai Phnom Penh une ville devenu fantôme ? que la chance serait avec nous ?.

* Du 15/11/2003 au 20/12/2003 j'ai marché de Nice à Paaris pour sensibiliser les municipalités traversées (36). Je vous en parlerai

 

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